Retour de rencontre avec Jeanne Benameur

Bernadette, lectrice du comité de suivi de Lectures Plurielles nous raconte la rencontre avec Jeanne Benameur organisée par la Librairie Garin le 14 novembre 2019. L’auteure présentait son dernier roman, Ceux qui partent (Actes Sud).

 

A la question de Marie-Pierre, modératrice de la rencontre, qui lui demande quel souvenir elle a gardé de la première fois où elle est venue à Chambéry pour les Demeurées (Gallimard), Jeanne Benameur répond que le succès de ce premier roman fut pour elle une aventure extraordinaire, alors qu’elle était encore enseignante. Mais elle garde un souvenir plus net de l’année où elle est revenue comme « marraine du festival », où elle a rencontré M.Enard, N.Affanah, P.Blondel, avec lesquels elle a gardé des liens. Sa première publication fut un recueil de poèmes : « Il y a souvent, dit-elle, un texte poétique qui est la clef d’un texte romanesque. Le texte poétique est vertical, le roman, lui, se déploie ».

 

Marie-Pierre souligne l’unité de temps et de lieu du roman. L’auteure explique qu’au départ, elle s’est lancée dans ce qu’il était nécessaire pour elle d’écrire : « Il y a 4 ans, ma mère immigrée italienne, est morte à 104 ans. Elle était née en 1913. On a rangé sa maison et j’ai trouvé des photos de mes grands-parents. J’avais décidé d’aller à New York et à Ellis Island. J’ai vu les photos des émigrants qui ont dans leur regard, comme le mien, quelque chose de très vaillant, mêlé à de la peur. J’ai senti alors d’où je venais et c’est sur ce petit morceau de terre que je devais trouver mon écriture fondée sur les rapports du corps et de la voix. Ellis Island, c’est une tour de Babel ! Après, le roman a pris son rythme et sa dynamique. J’ai compris pourquoi, quand je les lisais, ce n’est pas l’Odyssée que j’aimais, mais l’Enéïde. Enée est un vaincu, il quitte sa ville de Troie en flammes. Creüse, son épouse, a disparu dans les incendies. Il faut qu’il aille faire souche ailleurs. C’est la route de mes parents qui se sont rencontrés à Lille en 1936. Ma mère venait de l’Italie du Nord, mon père est Algérien-Tunisien. Ils ont fait quelque chose de nouveau, comme Enée forcé de bâtir autre chose. »

 

Marie-Pierre demande ensuite à Jeanne Benameur si elle peut parler de ce moment de bascule, entre le départ et l’arrivée, ce moment de flottement : « J’ai vécu ce moment,  on a été obligé de partir. Mon père, arabe, était directeur de prison, on a été attaqué par l’O.A.S. sans doute. On a dû partir. Je pensais que je ne m’habituerais jamais. C’était une rébellion contre ce qui se passait. Je n’emploie jamais ce mot « migrant » que je déteste. Ce sont des migrants qui ont tout laissé derrière eux. Le mot « migrant » cache cette réalité. L’émigrant doit s’inventer une nouvelle vie. Mon père, dans les années 60, voulait l’intégration totale : il interdisait à ma mère de parler italien ! »

 

La modératrice fait remarquer que les personnages ont chacun une couleur qui semble les caractériser. « Pour moi, oui, répond Jeanne Benameur. Je peins moi-même, je regarde beaucoup de peintures, c’est pour moi très important de suivre la couleur de chaque personnage. Quand on n’a pas la même langue maternelle que ceux avec qui l’on vit, c’est le corps qui exprime lui aussi par des attitudes, par le visage… Dans un autre pays, la langue maternelle devient une langue étrangère. Alors il reste le corps, les perceptions plus intenses . On ose des choses qu’on ne ferait pas dans son pays d’origine. Ce sont les corps qui parlent, qui font quelque chose ».

 

Dans le roman, il est aussi question de mémoire, de racines. « J’ai choisi la date de 1910 parce que je ne voulais pas de la guerre 14-18 pour ce monde-là. A ce moment, 1910, l’Amérique commence à refermer les bras. Il n’y a pas encore, à Ellis Island, de bancs pour pouvoir s’asseoir. Des gens qui après quatre ou cinq semaines de bateau, plus ou moins confortables, après avoir monté les fameux escaliers où l’on devait montrer son souffle, sa bonne santé, étaient obligés de constituer des files d’attente qui n’en finissaient pas. Ils allaient tous chercher quelque chose. Je voulais, parmi les émigrants, des gens qui n’avaient pas un besoin vital de partir. Ceux qui rentraient en Italie racontaient l’Amérique et faisaient rêver ! Ils repartaient après un séjour plus ou moins court. Après, ils ne sont plus revenus en Italie de peur de ne plus être repris dans le pays où ils travaillaient. Aujourd’hui, pour venir en France, il faut être en danger quand on vient de certains pays. On devrait avoir le droit d’aller dans n’importe quel pays. Quant à la transmission, on transmet beaucoup par ce que l’on est. Quand j’écris, je souhaite donner cela. Nous nous exprimons par plein de choses qui émanent de nous et dont nous ne sommes pas maîtres. »

 

Marie-Pierre remarque beaucoup de sensualité dans le livre. « Le rapport entre le corps et la langue, c’est quand les deux sont intenses, on atteint alors ce que j’appelle « la chair ». Il est question de la vie et de l’amour. Enée sacrifie à sa mission l’amour de Didon, la reine de Carthage. Donato n’a pas osé donner à la vie ce qu’elle demande parce qu’il n’ose pas trahir son amour qui a disparu. Il y a une part de création en chacun de nous, dans des domaines qui peuvent être fort différents. Je pense que la lecture est un art. Ce que produit la lecture est à l’intérieur de nous. Les mots font image et nous créons aussi les personnages. On a tous des parts de création. Après on travaille ou non ! Dans ce texte je me suis donné la liberté de mettre tout, d’écrire comme je n’osais pas le faire. L’art, c’est quand on travaille la forme, mais un bon texte ne doit pas laisser deviner le travail. Je ne suis pas un écrivain médiatique. Je suis très joyeuse du soutien des lecteurs et du soutien des libraires – qui pour ce livre est très intense ! J’aimerais savoir ce qui arrivera après, aux personnes que je crée. C’est un peuple intérieur, et je préfère dire « personnes » plutôt que « personnages ». Chaque jour est un univers. Mener sa vie comme un poème. La vie humaine est comme un poème que chacun peut écrire. Je vais souvent en Crête où le temps se dilate : il y a du temps pour que se passent des choses entre les êtres humains ou avec la nature. Je commence mes journées par la méditation pour être ouverte à tout. Parfois, je me laisse aussi enfermer par des choses qui ne sont pas très intéressantes. Ma mère, qui a vécu deux guerres et beaucoup de drames, me disait lorsque j’allais la voir, en proie à des soucis : « Est-ce que c’est si important que cela ? » Nous sommes des êtres incarnés. Je vous recommande le livre d’un historien Laurent Vidal, qui sortira l’an prochain chez Flammarion, Les Hommes lents. »

 

Puis l’animatrice questionne : Retournez-vous en Algérie ? « Je ne retourne pas souvent en Algérie parce que la panique me prend. J’ai vu à cinq ans des choses horribles. En Italie, c’est plus facile, c’est aussi très étrange. Ce n’est pas mon pays mais c’est aussi très fraternel, même si je n’ose pas parler italien . Mon père est mort en 1972 et comme je ne savais plus que faire pour ma mère effondrée, je l’ai emmenée en Italie. Pour la première fois, je l’ai entendue parler italien avec des Italiens. Elle était devenue « étrangère » ! »

 

Enfin, quels sont les auteurs qui l’ont nourrie ?

« Je lis beaucoup de poésie à voix haute, des essais par exemple. Quand dire c’est faire de Barbara Castin, Carson McCullers, Virginia Woolf (son auteur de chevet). Je vous conseille aussi L’Enéïde traduite par Paul Veyne. »