Interview aux auteurs de premiers romans : la (dé)construction de l’identité

Dans le cadre du «Laboratorio: Lettura, analisi e diffusione del romanzo contemporaneo»  des étudiant.e.s du Département de Langues et Littératures Etrangères et Cultures Modernes de l’Université de Turin, encadrés par Miriam Begliuomini, enseignante vacataire en Littérature française et chercheuse, ont réalisé des critiques, des interviews, des dossiers de presse, des podcasts avec des auteurs de la présélection 2023/2024 de Lectures Plurielles.
Cinq premiers romans ont été retenus, ayant comme fil rouge la (dé)construction de l’identité :

La prophétie de Dali de Fofana Balla, (Grasset)
Ce que je sais de toi d’Éric Chacour (Alto/Philippe Rey)
J’ai 8 ans et je m’appelle Jean Rochefort d’Adèle Fugère (Buchet Chastel),
Mes deux papas d’Eric Mukendi (Gallimard)
La colère et l’envie d’Alice Renard (Héloïse d’Ormesson)

Tous les protagonistes de ces romans sont des personnages au seuil de l’enfance et de l’adolescence ou de l’adolescence et de l’âge adulte et sont traversés par les questionnements sur leur identité et leur place dans la société : appartenance linguistique, culturelle, sociale, de genre, autant de thèmes qui ont inspiré les entretiens avec les auteur.e.s, qui ont fait preuve d’une grande disponibilité.

Adèle Fugère, J’ai 8 ans et je m’appelle Jean Rochefort (Buchet-Chastel, 2023)

  1. Qu’est-ce qui vous a inspiré dans l’écriture de ce roman et pourquoi avez-vous choisi le personnage de Jean Rochefort comme alter-égo de Rosalie ?

Je souhaitais depuis longtemps (une vingtaine d’années) écrire sur l’enfance. J’avais envie de désacraliser un peu cette période. Percer la bulle rose bonbon et jaune poussin de ce moment de vie. Je voulais montrer, à travers la fiction, que l’enfance n’est pas obligatoirement synonyme de joie et de jeu. Qu’il peut y avoir des moments un peu plus délicats.

Dans notre société, montrer qu’un enfant ne va pas bien, c’est encore tabou. Parler d’un enfant qui va mal, qui n’a pas de raison de l’être, ça l’est encore plus. Dans notre inconscient, un enfant est forcément joyeux. Ça court partout et ça n’a pas de problème. C’est pourtant le cas de certains. C’est le cas de Rosalie. C’est une petite fille de 8 ans. Intégrée. Clownesque. Qui amuse la galerie. Mais qui est aussi dépressive. Elle est entourée. Elle a des parents aimants. Un papy extra. Un meilleur ami compréhensif. Mais pourtant, de temps en temps, ça ne va pas.

Je voulais parler de la dépression de l’enfant mais pas de manière technique, frontale et froide. Je ne voulais pas rentrer dans le pathos. C’est pour cette raison que je suis passée par le biais de l’humour et de l’absurde. Je me suis quand même renseignée auprès d’une pédopsychiatre pour savoir si elle rencontrait, en consultation, de jeunes patients dépressifs de l’âge de Rosalie. C’était le cas. Partant de cette confirmation et de ce constat, il me fallait trouver un « angle » par lequel raconter ces quelques jours avec Rosalie.

L’angle, c’est Jean Rochefort. Je suis très attachée à cet homme. J’ai évidemment vu ses films (du moins la grande majorité). Mais je suis intéressée par lui avant tout. Je « collecte » depuis plusieurs années ses verbatim. J’ai vu, lu, entendu nombre de ses interviews télé, papier ou radio. Il meurt en octobre 2017. Et j’ai le déclic à ce moment-là. Je savais qu’il avait connu de grandes périodes de dépression. Il ne s’en cachait pas. Je me suis dit qu’il serait la meilleure « béquille » pour Rosalie. Il connaissait le sujet. Il était le seul à savoir ce qu’elle pouvait ressentir. Il était le seul à pouvoir l’aider à aller mieux avec sa « malice » et son humour absurde légendaires. Ainsi, Rosalie se réveille un matin avec cette moustache qui n’est pas n’importe laquelle puisque c’est celle de Jean Rochefort. Elle n’est alors plus elle. Et c’est parce qu’elle n’est plus elle qu’elle va aller mieux.

 

  1. Avec la moustache de Jean Rochefort, Rosalie semble se transformer par moments en une adulte mature : par exemple, dans le chapitre « L’école », elle parle de l’anthropophagie, un sujet complexe même pour nous, les adultes. Ou encore, elle s’excuse avec Pénélope, faisant preuve d’une grande maturité. Cette maturité vient-elle du fait que Rosalie est dans la peau de Jean Rochefort ? Peut-on donc considérer que la perte finale de la moustache la fait reculer d’un pas, au seuil de l’enfance et de l’adolescence ? 

Je ne pense pas qu’avec la moustache de Jean Rochefort, Rosalie soit plus adulte. Elle est, à mon sens, dès le départ, une petite fille très consciente de son état, très mature. Par exemple, au début du livre, elle sait qu’elle inquiète ses parents. Elle dit même qu’elle est une « mauvaise fille ». Je pense qu’avec la moustache de Jean Rochefort, ses habits, sa façon de parler, elle n’est juste plus elle. Elle n’est plus Rosalie. C’est alors plus facile de se confronter à la vie sans être soi. Moustachue, elle n’a plus de filtre. Elle ne fait plus de concessions. Elle dit les choses telles qu’elle les pense. Sans se soucier du regard de l’autre. C’est plus simple. Plus léger. Plus facile à vivre.

Même si ce livre n’est pas un hommage à Jean Rochefort. Même si ce livre n’est pas un livre sur Jean Rochefort, il ne faut pas oublier qu’il y « transpire ». Dans les mots, dans les phrases, dans la syntaxe. Dans les anecdotes. Le ping-pong n’est pas un hasard. Rachida Dati n’est pas un hasard. La piscine n’est pas un hasard. L’anthropophagie non plus.

J’ai mis l’anthropophagie dans la bouche de Rosalie parce que Jean Rochefort en a parlé dans une interview il y a longtemps. J’ai juste un peu tordu les choses. Ça permet à Rosalie de s’exprimer sans gardes-fous. Elle le dit : « mon cortex m’a laissé tranquille ». C’est un peu comme si elle avait toujours eu un avis sur l’anthropophagie mais qu’elle n’arrivait pas à le dire en tant que Rosalie. C’est plus simple de le faire en tant que Jean.

C’est aussi, à mon sens, une réflexion sur l’absurdité de notre société. Je voulais montrer qu’une enfant de 8 ans est capable de se rendre compte que le monde ne tourne pas rond. Le jeune âge ne rend pas plus bête ou plus naïf. Intéressez-vous aux conversations que les enfants peuvent avoir entre eux. Dans la grande majorité des cas, c’est très profond, sensé voire même philosophique. En tant qu’adulte, on y prête peut-être moins d’intérêt parce que c’est exprimé avec des mots d’enfants. Je ne voulais pas qu’on prenne Rosalie pour une ingénue et une imbécile. Je ne voulais pas qu’on prenne les enfants de ce livre pour des abrutis.

Pour répondre à la dernière partie de votre question, on peut supposer que la perte de la moustache est un « sas » entre l’enfance et l’adolescence. Mais je ne crois pas qu’elle soit synonyme de recul. C’est tout le contraire. Rosalie va mieux. Elle redevient Rosalie parce que Vincent tombe amoureux d’elle et elle de lui. C’est le premier émoi amoureux. Et l’amour peut renverser les montagnes. Rosalie n’a plus besoin d’être quelqu’un d’autre (Jean en l’occurence) parce qu’elle est aimée et acceptée telle qu’elle est. Vincent ne la connait pas. Il ne l’a jamais rencontrée avant l’incident du slip de bain. Il n’a aucun apriori sur elle. Il tombe amoureux d’elle. Même moustachue. Ça ne lui pose aucun problème. Et puis Vincent se retrouve nu comme un ver devant elle. C’est, à mon sens, aussi incongru que d’avoir une moustache sur la figure!

De son côté, Rosalie n’a plus besoin de se cacher derrière Jean. Elle n’a plus besoin d’être quelqu’un d’autre. C’est parce qu’elle va être aimée qu’elle va s’autoriser à aller mieux. C’est un peu comme si Vincent lui donnait l’autorisation de redevenir elle. N’oublions pas également que ce chemin vers le mieux ne se fait pas uniquement au moment de la piscine. C’est parce que les personnes de son entourage vont « accepter » qu’elle soit Jean (parents, papy, Simon, Jean-Pierre) qu’elle va pouvoir cheminer vers le mieux. Vincent est la clé dans la serrure qui va lui permettre de s’ouvrir. Mais avant cela, Rosalie a du cheminer jusqu’à la porte.

 

  1. La recherche de l’identité liée au genre est une question très discutée dans la société actuelle. En lisant votre roman, on a l’impression que Rosalie veut devenir un garçon, mais à la fin du récit, elle redevient Rosalie. Pourquoi la moustache tombe ?

Je dois vous faire un aveu. A aucun moment, pendant l’écriture, je n’ai pensé à la question de l’identité. Mais beaucoup m’en parle. C’était sans doute inconscient…

Rosalie ne veut pas devenir un garçon. Elle veut juste aller mieux. Dans son cas, ça passe par la moustache (attribut masculin) de Jean Rochefort (qui est un homme) mais ça aurait pu être autre chose. Elle aurait pu « se transformer » en ragondin, dolmen, renoncule. C’est juste un choix de ma part. Calculé parce que je savais que Rochefort avait flirté toute sa vie avec la dépression mais c’est un choix.

Je suis partie d’un constat simple. Qu’est-ce qui représente le mieux Jean Rochefort? La réponse est la moustache. Et ça tombait bien parce que l’idée de mettre une moustache à une petite fille me plaisait beaucoup. Je voulais qu’elle porte quelque chose d’incongru et de peu encombrant sur le visage. Pas sur le bras. Pas sur le dos. Pas sur la jambe. Sur le visage. Je voulais un contraste (ici c’est masculin-féminin / pilosité-douceur / maturité-jeunesse / adulte-enfant). Quelque chose de graphique aussi. Une barre. Une absurdité qu’elle ne puisse pas dissimuler et que les autres ne puissent pas ne pas voir. Quelque chose qui marque voire qui choque. La moustache était, à mon sens, le meilleur moyen.

Dans mon esprit, ce n’est pas une fausse moustache. Rosalie ne se colle pas un bout de papier sous le nez. Elle invoque Dieu. Elle dort. Dans la nuit, de vrais poils lui poussent au-dessus de la bouche. Elle ne peut pas les enlever. Vous me direz, elle peut les raser. C’est vrai. Mais ça repousse. Et il en reste toujours des traces. La peau n’est pas glabre après un rasage.

Comme je viens de vous le dire précédemment, la moustache disparait à la fin du livre parce que Rosalie est aimée. Elle redevient elle. Elle n’a plus besoin d’être quelqu’un d’autre pour supporter la vie. C’est une sorte de métaphore.

Je tiens également à préciser, qu’à aucun moment dans le livre, il est dit que Rosalie sait qui est Jean Rochefort. Moi, je le sais. Le lecteur le sait, du moins la grande majorité… Mais pour Rosalie, on ne sait pas. Ça lui tombe dessus.

Je pense qu’on peut lire le livre sans connaître Jean Rochefort et sans détecter tous les clins d’oeil et les références au comédien (et Dieu sait qu’il y en a). Le personnage de Jean Rochefort amène une valeur ajoutée à l’histoire de Rosalie et je l’ai écrit ainsi. Mais je ne pense pas que ce soit si indispensable que ça. « J’ai 8 ans et je m’appelle Jean Rochefort » est, dans le fond, l’histoire d’une petite fille qui ne va pas très bien et qui trouve un stratagème pour aller mieux. C’est aussi simple que ça..

 

  1. Cette chute de la moustache semble également symboliser le passage de l’enfance à l’adolescence. Peut-on la considérer également comme une guérison définitive de la dépression de Rosalie ?

C’est au lecteur de choisir. J’ai délibérément écrit une fin ouverte pour que chacun puisse imaginer la suite et se faire sa propre idée. Rosalie va-t-elle mieux? Pour un temps? Pour toujours? Va-t-elle replongée? Si oui, trouvera-t-elle un autre moyen loufoque de s’en sortir? A vous de voir. J’ai évidemment mon idée, mais je ne voulais pas « polluer » le récit avec mon aiguillage. Le lecteur a le droit d’avoir son opinion.

« J’ai 8 ans et je m’appelle Jean Rochefort » est, dans le fond, un texte à trous. Tout n’est pas expliqué. Tout n’est pas décortiqué. Par exemple, je n’explique pas pourquoi les parents de Rosalie acceptent aussi facilement que leur fille devienne Jean. On peut trouver cela bizarre mais j’avais envie de laisser la possibilité au lecteur de se faire sa propre idée sur le pourquoi du comment. D’imaginer. De fictionner. Nous sommes, aujourd’hui, dans une société où il faut tout expliquer pour lever les ambiguïtés, les fausses vérités, les flous (je suis bien placée pour le savoir, je suis journaliste). Je voulais que le lecteur puisse imaginer par lui-même.

 

5) À propos des déguisements, nous avons trouvé curieux le fait que des enfants de 8 et 9 ans décident de se déguiser en personnages célèbres comme Philippe Noiret ou Étienne Dorsay et non pas en Spider-Man, princesses Disney, pirates, fées ou personnages des dessins animés… Qu’est-ce qui vous a conduite à ce choix ?

L’absurde! Et le simple fait que vous me posiez la question! Evidemment, tout cela est incongru et c’est ce qui fait que c’est drôle (enfin, je crois).

Premièrement, dans ce livre, tout passe par le « prisme » de Jean Rochefort. Les enfants sont déguisés ainsi parce qu’il y a un lien avec Rochefort.

Deuxièmement, les déguiser en super-héros, pompier, pirate ou fée, c’est trop facile. On perd l’ubuesque de la situation. Le fameux mélanger adulte-enfant.

Troisièmement, et pourquoi pas! Personnellement, ça me fait rire de savoir qu’un enfant s’est déguisé en Mylène Farmer ou en Mimi Mathy.

 

6) Pourquoi avez-vous décidé de ne pas illustrer plus votre livre, vu que vous êtes également illustratrice ?

J’ai dessiné la moustache. Et avec mon éditrice, nous y avons pensé. Il existe 6 ou 7 illustrations, réalisées par mes soins, de Rosalie-Jean que nous avions mis dans le livre. Mais d’un commun accord, nous les avons enlevées. J’ai un trait de crayon plutôt naïf. En les gardant, « J’ai 8 ans… »  aurait été considéré comme un livre pour enfant. Et ce n’est pas le cas. C’est un livre sur une enfant. On a, à mon sens, bien fait de les retirer.

 

7) Quelle est la fonction de l’ironie dans votre écriture ?

Je ne crois pas qu’il y est de l’ironie dans ce livre. En revanche de l’absurde et de l’humour, c’est certain. Mon travail d’écriture se base souvent sur une situation de départ tragique (ici, la dépression de l’enfant). Mais au lieu de garder le projecteur pleine face (ce qui me semble trop facile et banal) je préfère le placer ailleurs. Ça permet de traiter le problème de manière différente, décalée, sous un autre angle. D’où le drôle, le léger, l’absurde, le mélancolique aussi. Ça ne signifie pas que c’est plus simple ou moins profond. Je crois que c’est tout le contraire. C’est juste ma manière à moi d’aborder des sujets délicats avec peut-être un peu plus de subtilité, de malice et de fantaisie (très prétentieux de dire ça). En résumé, je préfère aborder un thème par les départementales. Les autoroutes m’ennuient.

 

8) Le livre aborde des sujets d’actualité comme la recherche de sa propre identité, l’exclusion à l’école, l’hypersensibilité et la différence sociale. Rosalie vous représente ou c’est un personnage qui naît complètement de votre imagination ? 

Ce n’est pas la première fois qu’on me demande si je suis Rosalie. Je ne crois pas être Rosalie. Mais j’y ai certainement mis un peu de moi. Je ne suis pas particulièrement dépressive. Et je vous rassure, je ne cherche pas à longueur de journée un endroit pour me tuer! En revanche, la mélancolie est une vieille amie. Je cache mes périodes noires derrière une légèreté de façade et de drôlerie. L’humour est une carapace. Une protection. Une défense et une politesse aussi. Mais la similitude avec Rosalie s’arrête-là.

Suis-je hyper sensible? Peut-être. Est-ce que je pleure devant un film? Oui. Est-ce que l’injustice me rebiffe? Oui. Est-ce que savoir qui je suis est important pour moi? Oui. Et je crois que vieillir (grandir) m’aide à cela. Est-ce que le regard des autres me pèse? Ce fut le cas. Plus maintenant. Comment faire pour gérer ses émotions? Ses sentiments? Ses désillusions parfois? En écrivant. Est-ce que de temps en temps j’aimerais ne plus être moi? Oui. Souvent. Comment faire alors? En lisant. La lecture me repose de ma vie. Elle me permet de ne plus être moi pendant quelques heures. C’est le meilleur booster. Après avoir lu, j’ai vraiment cette sensation d’être requinquée, rechargée. Je repars dans la vie plus armée.

 

Eric Chacour, Ce que je sais de toi (Alto 2023) 

1) Le protagoniste Tarek aime vraiment son travail de médecin ou accepte-t-il sa profession (ainsi que son amour pour Mira ?) de manière passive ?
Je dirais qu’il ne se pose pas vraiment cette question, il se préoccupe davantage de savoir s’il fait « la bonne chose », celle qu’on attend de lui. La question de l’épanouissement professionnel me semble d’ailleurs assez récente (et plutôt occidentale) et de nombreuses personnes évitent soigneusement d’ausculter leur propre bonheur, peut-être par peur des réponses qu’ils y trouveraient. Pour ce qui est de son union avec Mira, je dirais que c’est un mariage d’amour.

2) Au fil des pages, le narrateur change (tu/je/nous). Peut-on dire que le « nous » final, qui réunit Tarek et son fils, représente également une conciliation par rapport à la perte (irréparable) d’Ali ? S’agit-il d’une sorte de pensement sur une blessure interpersonnelle mais aussi « intergénérationnelle » ?

À vrai dire, le narrateur ne change pas. C’est une simple illusion d’optique. Beaucoup me parlent de ces parties écrites au je, au tu et au nous mais cela ne tient qu’au nom des chapitres. La première personne du singulier est introduite progressivement, elle est simplement implicite en début de récit. Le seul changement narratif se produit dans les (courtes) scènes à Montréal. Elles sont écrites au présent, à la troisième personne et restent extérieures aux personnages.

3) Quel est la place des femmes dans ce récit centré sur des hommes ? Les personnages féminins semblent en effet loin d’être sans influence au sein des deux familles.          Il s’agit de l’autre illusion d’optique du roman. À ce jour, toutes les couvertures de ce livre (dans les versions francophones comme étrangères) représentent des hommes, le « je » et le « toi » du titre, également… et pourtant, c’est un roman éminemment féminin. Je crois que les personnages les plus forts de cette histoire sont les femmes de cette famille.

4) Est-ce seulement la “clandestinité” obligée (à cause du regard familial et de la société) de cet amour entre deux hommes qui condamne la relation entre Tarek et Ali à l’échec ? Ou bien y a-t-il une composante de différence sociale, religieuse, voire linguistique incontournable dans leur rupture ?
Je voulais que tout distancie Ali et Tarek : leur milieu social, leur niveau de vie, leur religion, leur environnement familial…, que leur seul point commun soit d’être des hommes de cette Égypte de la fin du XXe siècle, et que, paradoxalement, ce soit ce point commun qui les condamne plus que n’importe quelle différence.

5) Le fait que ce roman se déroule en grande partie au Caire est-il une manière de renouer avec vos origines, comme le suggère également l’exergue ?
J’imagine que oui, ou peut-être, plus simplement, une manière de situer l’histoire dans un environnement dont je connais les codes. Mais oui, ce texte est (aussi) une lettre d’amour au pays de mes parents.

6) Avez-vous utilisé des sources (récits familiaux, lectures, ou autre ?) pour reconstruire les scènes égyptiennes ? J’ai le sentiment d’avoir grandi dans ces récits d’une Égypte révolue, celle d’une communauté levantine, francophile et chrétienne, à la fois fière de son orientalité et tournée vers l’occident. Il n’y a donc pas eu de réel travail de recherche sur cet aspect du roman. Je voulais aussi éviter l’écueil d’un roman exotique, alors j’y ai mis ce que l’Égypte est pour moi (des odeurs, des paysages urbains délavés par le sable, le bruit incessant des voitures…) et ce qu’on y trouve d’universel. Le défi de ce texte était de raconter une histoire à la fois très « contextualisée » et dans laquelle chacun pourrait se reconnaître.

7) Avez-vous toujours su que vous vouliez devenir écrivain ou ce désir est-il arrivé d’un coup ? Qui vous dit que j’ai déjà eu un tel désir ? 🙂

 

Eric Mukendi, Mes deux papas (Gallimard 2023)

1)     Dans votre roman vous racontez l’histoire d’un enfant provenant du Congo, installé en France au cours de son enfance, ce qui coïncide en partie avec votre vie : définiriez-vous votre livre comme un roman autobiographique ? Ou plutôt un roman autofictionnel ? Ou encore, un « Roman du Je » (selon la définition donnée par Philippe Forest) ?              Je ne peux aucunement dire que mon roman est autobiographique. Il y a bien sûr des points communs entre Boris et moi mais par exemple moi je suis arrivé en France dans les années 80, Boris y est arrivé dans les années 2000. Je crois vraiment au pacte autobiographique et si j’avais voulu raconter ma propre vie, je l’aurais fait. Mes Deux Papas est vraiment une œuvre de fiction, d’imagination et de reconstruction de matériaux réalistes, puisés dans ma propre vie ou celles de mes proches. C’est tout l’intérêt du livre que l’histoire ait l’air vrai et je peux reconnaître que j’ai essayé de puiser en moi des sentiments et des réflexions qui ont pu me traverser au cours de ma vie car c’est bien notable que mon personnage et moi avons des points communs.

2) Je pense que vous avez réussi à transmettre une situation presque dramatique avec une grande beauté et légèreté. Y a-t-il une situation, concrète ou émotive, dans laquelle vous vous revoyez particulièrement ? Et quel est le personnage que vous avez le plus aimé écrire et décrire?
Il y a énormément de situations du livre où je peux me retrouver : les réunions de la communauté après l’église, traîner avec les copains, les larmes de Boris lors des retrouvailles avec son père, la dispute avec un ami cher etc.
Je ne peux pas dire qu’il y ait un personnage que j’aime davantage ou que j’aie plus aimé écrire et décrire ; Chacun d’entre eux m’est attachant à sa manière. Le plus complexe à rendre était Daniel parce qu’il ne me semblait pas évident qu’on puisse l’aimer vu de l’extérieur mais il apparaît que ce n’est pas forcément le cas.

3) Pendant votre travail d’enseignant de langue française, avez-vous jamais rencontré un élève comme Idrissa?             J’ai rencontré des Idrissa non seulement en tant qu’enseignant mais aussi en tant que camarade même si les sources d’inspiration pour Idrissa sont plurielles.

4) On peut considérer Boris, jeune écolier de 14 ans, comme un adolescent particulièrement doué et mature. Les ados des banlieues grandissent vite ou cet alter ego est vraiment différent des garçons de son âge ? Sa maturité et sa sagesse sont-elles cohérentes avec son jeune âge ?            C’est une remarque qu’on m’a faite que Boris serait peut-être trop mâture pour son âge mais je ne pense pas. Je ne pense pas que ce soit aussi forcément dû au fait de grandir en banlieue. Je crois sincèrement que les épreuves et les difficultés rencontrés à un jeune âge vous font grandir plus vite parce qu’on est obligés tout le temps de se poser des questions pour comprendre ce qui nous arrive. D’être exposé à la double culture et au duel des valeurs nous amènent aussi à comprendre très tôt la relativité des points de vue et à se mettre à la place de l’autre. Je pense que Boris est un peu l’exemple de ça.

5) En choisissant le titre Mes deux papas étiez-vous conscient que cela pouvait induire en erreur, suggérant l’idée d’une famille homoparentale? Et que pensez-vous de la parution de votre roman dans la collection « Continents Noirs » ?  Bien sûr, j’étais conscient de l’ambiguïté du titre vu le contexte médiatique dans lequel nous vivons où l’on parle beaucoup d’homoparentalité mais je trouvais cela non seulement amusant de garder ce titre mais aussi tout à fait justifié parce que mon personnage a vraiment un sentiment de loyauté filiale envers son oncle et son père.
Je suis très heureux d’être publié dans la collection « Continents Noirs ». J’ai juste un peu de mal à comprendre pourquoi quand je vote, je suis français, quand j’enseigne, je suis français, mais que quand j’écris je deviens un auteur francophone. J’ai l’impression que mon livre décrit une réalité française aussi bien qu’un roman qui se passerait dans la Creuse. Mais peut-être que la Seine-Saint-Denis n’est pas en France.

6) L’un des thèmes principaux du roman est le « conflit » entre deux mondes différents: l’Afrique et la France, la langue des « blancs » et des « noirs », la banlieue et le centre de Paris. Les personnes provenant de mondes différents peuvent-elles espérer se comprendre ou l’incommunicabilité est-elle inévitable ? Est-il possible de ne pas oublier son passé/ses origines, en s’adaptant en même temps à un contexte nouveau ?       Je pense que la relation entre Boris et Hortense est la preuve que des personnes de mondes différents peuvent se comprendre. Après c’est sûr que cela demande beaucoup d’efforts, de temps, de remise en question et que si ce n’est pas l’amour ou l’attraction qui nous anime on n’a pas toujours le temps ni la force pour cela dans la vie quotidienne. De même pour la 2ème question, Boris illustre cette volonté de s’ouvrir à de « nouveaux contextes » sans pour autant renier son passé et ses origines.

7) Pensez-vous que vos personnages sont destinés à rester dans leur classe sociale ou peuvent-ils évoluer ? Le fait que Boris soit harcelé par un riche parisien a-t-il pour but de montrer que le monde bourgeois est loin d’être parfait ?
Je pense que l’avenir est ouvert pour mes personnages mais je suis d’un naturel plutôt optimiste. Quant à la signification du harcèlement que subit Boris, permettez-loi de réserver ma réponse.

8) Le mot intégration, qui suscite tant de débat, possède-t-il pour vous une signification positive ou négative ?         Le mot en lui-même est innocent mais c’est vrai que les débats ont rendu son emploi suspect. Il me semble normal de s’adapter et de s’intéresser à la culture de son pays d’accueil et il me semble une bonne règle de l’hospitalité que quand on accueille quelqu’un chez soi, on ne lui demande pas d’oublier qui il est.

9) Le personnage de Béatrice est ambigu : elle a épousé Fulgence et adopté Boris, mais en même temps elle critique constamment la culture africaine. Comment cela est-il possible ?          Je pense qu’elle a épousé Fulgence mais pas la culture de celui-ci et que pour elle, c’est à Fulgence de s’adapter au mode de vie à la française puisqu’il vit en France.

10)  Qu’est-ce que c’est qui vous a poussé à devenir écrivain ? C’est une passion que vous avez dès votre enfance ? Ou est-ce plutôt une idée développée au cours et après vos études de Lettres ? Vous-ont-elles influencé/aidé dans cette vocation ?
C’est une passion qui date de l’enfance et mes études de lettres sont la conséquence de cette passion.

12)  En tant que passionnée de musique, pouvez-vous nous donner quelques conseils sur la musique congolaise ?   Je ne saurai par où commencer. Pour ma part, j’aime beaucoup les artistes des années soixante, soixante-dix, quatre-vingt…C’est la musique qu’écoutait mon père : Franco, Tabu ley Rochereau, Le TPOK Jazz, Pépé kallé, Zaïko Langa Langa, Papa Wemba,

13)  La conclusion du roman est ouverte : y aura-t-il une suite ? Nous sommes curieux de savoir si Daniel arrivera à obtenir la citoyenneté et à ramener sa femme Zaïra et sa fille Izahora, ainsi que de savoir ce que Boris devient !
J’espère qu’il y aura une suite.